A la charnières des années 60 et 70, les carrossiers-concepteurs italiens réinventent la beauté automobile. Sur fond d’optimisme et de foi dans le progrès, leurs prototypes de salon exaltent un futurisme cunéiforme en rupture avec les canons traditionnels. A la suite de l’Alfa Carabo de Bertone, la mode de la ligne en coin (wedge shape) marque durablement le paysage automobile des années 70 et 80 en même temps que la dernière période faste du design transalpin…
1968. En ces temps d’abondances où les courbes de croissance semblent ne jamais faiblir, la conquête spatiale nourrit une foi béate dans la technologie. L’informatique balbutiante promet un futur écrit en caractères digitaux quand la musique s’électronise au son des premiers synthétiseurs. Lors des salons de l’automobile, des engins expérimentaux laissent imaginer une voiture de l’an 2000 en forme de capsule spatiale. L’époque n’est pas à la nostalgie. Les coulures de chrome et ventre mou ont vécu. Même chez les grands maîtres de l’élégance italienne, d’ordinaire habitués à dessiner leurs voitures comme des femmes allongées, les lignes ne cessent de se tendre.
Deux jeunes talents de la Carrozzeria Bertone, Marcello Gandini et Giorgetto Giugiaro, contribuent à bouleverser le style européen. Bertone, c’est un peu l’anti-Pininfarina. Ouvert aux idées audacieuses, volontiers provocateur dans ses réalisations (les B.A.T. de Franco Scaglione…), le carrossier turinois n’hésite pas à confier le poste de designer en chef à des jeunots pleins de promesse. En 1959, Giugiaro n’a que 21 ans lorsqu’il entre chez Bertone, après avoir fait ses premières armes chez Fiat. En 1965, suite à son départ pour Ghia, où il signe les iconiques De Tomaso Mangusta et Maserati Ghibli, il est remplacé par un jeune homme de 27 ans, Marcello Gandini. Une fois encore, Nuccio Bertone a eu le nez creux. Le nouvel enfant prodige de la carrosserie italienne ne tarde pas à marquer les éditions successives du salon de Genève par ses premiers chefs d’œuvre : Lamboghini Miura (1966) et Marzal (1967) en prélude à l’Espada (1968).
C’est pourtant au salon de Paris, sur le stand Bertone, en cette année 68 de toutes les utopies, que le concept-car Alfa Romeo Carabo jette les bases d’une esthétique révolutionnaire. A l’origine du projet, Alfa Romeo souhaitait célébrer la victoire de sa 33 Competizione. Trois châssis Stradale sont envoyés à trois carrossiers extérieurs. Bertone crée la Carabo, Pininfarina, la P33 et Giugiaro (devenu entre-temps indépendant) l’Iguana. Des trois propositions, la postérité retiendra surtout la Carabo. Et pour cause. Deux ans seulement après la sculpturale Lamborghini Miura, Marcello Gandini, tire un trait sur les galbes sensuels des années 1960. Le profil saisissant de l’engin se réduit ici à une silhouette en coin, plate et effilée comme une épée à l’avant, massive et ramassée à l’arrière. Pas de courbe ni de galbe, que des arêtes vives et des surfaces planes. Puissamment caréné tel l’insecte éponyme, la Carabo déplie ses portières comme des élytres et dissimule ses phares sous les plaques de sa carapace vert acidulée. Pas de calandre, pas de chrome, l’ornementation, minimaliste, fait dans la science sans fiction. Les vitrages dorés évoquent les matériaux à usage spatial alors que les graphismes pixélisés du panneau arrière témoignent de la fascination pour l’informatique naissance.
Le rival Giugiaro ne tarde pas à réagir cette bombe H. Le piémontais s’est déjà établi à son compte et a fondé son propre bureau de design et d’ingénierie, ItalDesign, en 1968. Il présente la maquette d’un autre prototype fondateur, au salon de Turin 1971. Une version fonctionnelle suit en 1972, à Genève. La Maserati Boomerang, c’est son nom, repose sur des dessous de Bora, autre création Giugiaro et première GT de la firme au trident à moteur central, lancée en cette même année. Le maestro reprend en le magnifiant l’essentiel du langage esthétique de la Carabo : profil cunéiforme, section en dièdre, surfaces planes inclinées à l’extrême, phares occultables. La Boomerang ne retient pas le regard mais le saisit violemment. L’alignement du pare-brise dans l’axe du capot exacerbe le profil en flèche tandis que les portières vitrées confirme la vocation intersidérale de l’engin. Le design des jantes, enfin, ajoute sa dose de psychédélisme à l’ensemble.
La science-fiction se poursuit dans le cockpit. Le tableau de bord circulaire s’inscrit tout entier dans le prolongement du volant dont la jante tourne indépendamment du moyeu. Au centre trône le compte-tours entouré des différentes jauges. Nous sommes plus de trente ans avant l’apparition en série d’un volant à moyeu fixe sur la C4 Citroën. Citroën, pour l’heure, est propriétaire de Maserati. La Boomerang hérite par conséquent d’une assistance de freinage type SM et… des comodos de basse extraction montés en masse de l’Ami 8 à la DS. Elle échappe cependant à la DIRAVI au profit d’une direction classique sans assistance. Malgré ses quelques compromis, la Boomerang fait sensations dans tous les salons européens de Paris à Londres en passant par Barcelone. Une icône du design est née.
Bertone et Gandini reprennent la main au salon de Turin, en novembre 1970. A défaut de réinventer la roue, la Lancia Stratos Zero qu’ils présentent pousse encore plus loin le minimalisme esthétique. Mis à part un petit fenestron assurant la visibilité périphérique, aucun élément bassement fonctionnel ne vient perturber la pureté formelle du profil en coin, haut de seulement 84 cm (contre 99 pour la Carabo). L’expression “monter en voiture” confine à l’antiphrase. Le pilote se calfeutre dans le cockpit comme dans un carton à chapeau via le pare-brise et la colonne de direction rabattables vers l’avant. Le V4 de Lancia Fulvia, dissimulé en poupe sous un panneau cunéiforme stratifié, interdit toute rétrovision. Qu’importe, l’avant-garde ne regarde pas en arrière, mais ne mène pas nécessaire nulle part.
Pour les carrossiers, ces exercices de style spectaculaires servent à attirer l’attention des industriels en vue de coopérations futures. Après la haute couture, le prêt à porter de luxe. Si la Lancia Stratos définitive ne reprend du prototype que le nom, l’essentiel des gênes de l’Alfa Carabo et de la Maserati Boomerang, débarrassés de leurs outrances, se perpétuent en petite série sur les Lamborghini Countach et Urraco ainsi que la Lotus Esprit…
Texte : Laurent Berreterot
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