Avec ses prix astronomiques, ses puissances démentielles et son châssis dépassé, le G-Wagen d’ancienne génération compte parmi les engins les plus insensés de ce début de siècle. Le plus drôle est qu’il s’agissait à l’origine d’un engin extrêmement rationnel, pensé par un constructeur aussi sérieux que Mercedes-Benz. Que s’est-il passé ?
Par Laurent Berreterot
Le moins que l’on puisse écrire est que les véhicules tout-terrain allemands de l’immédiat après-guerre n’ont rien de futile. Apparu en 1948, le premier Mercedes Unimog tient plutôt du tracteur routier, un peu à l’image du futur Cournil auvergnat. Quant à la Kübelwagen (ou « voiture bassine ») issue de la Coccinelle, il faut faire un effort d’imagination pour faire abstraction de sa finalité militaire, tout comme avec les DKW Munga et Volkswagen Iltis. Ce n’est qu’en 1969 que Mercedes-Benz projette une sorte de Land Rover teuton, mais là encore, à destination avant tout martiale. A l’initiative du projet, nous trouvons rien de moins que le Shah d’Iran. C’est alors un bon client de l’industrie militaire (il cherche à faire de l’ancienne Perse une grande puissance) et un gros actionnaire de la maison-mère de Mercedes, Daimler-Benz. Il commande l’étude d’un 4×4 léger avec, à la clé, un contrat mirifique de 20 000 véhicules. Sans grande expérience dans le domaine, Mercedes s’associe en 1971 avec le spécialiste autrichien des véhicules tout-terrain, Steyr-Daimler-Puch, bien connu pour ses tracteurs, son 4×4 léger Haflinger ou ses camions 4×4 et 6×6 Pinzgauer.
Les premiers prototypes roulent en 1974. Codé « W460 », l’engin est construit sur un robuste châssis échelle et deux essieux rigides, mais suspendus par des ressorts hélicoïdaux à grands débattements (comme sur le Range Rover). La transmission 4×4 non permanente permet de bloquer les différentiels avant et arrière séparément, un perfectionnement utile lorsque l’engin n’a plus qu’une seule roue d’adhérente. Un classique réducteur offre deux gammes de vitesses, lentes et rapides (d’où le deuxième levier sur la console). La carrosserie fonctionnelle, presque aussi haute (1,95 m) que large (1,70 m), fait fi de toute coquetterie esthétique : arêtes vives, vitrages plats, découpes grossières des fenêtres, charnières et soudures apparentes, etc. A la différence des premiers 4×4 huppés, Range Rover et Jeep Grand Wagoneer en tête, le beauté ne fait pas partie de son cahier des charges.
Initialement appelé Haflinger II (car il est autant un Steyr-Daimler-Puch qu’un Mercedes), le futur 4×4 prend son nom définitif de Gëlandewagen ou G-wagen (c’est-à-dire « véhicule tout terrain »). Sa fabrication débute début 1979 dans l’usine styrienne de Graz, agglomération de naissance d’un certain… Arnold Schwarzenegger. Manque de bol, au même moment, la chute du Shah d’Iran annule le contrat du siècle tandis que le marché à priori acquis de l’armée allemande est remporté en grande partie par le VW Iltis bien moins coûteux, du moins dans l’immédiat. D’où l’intérêt vital de la commercialisation aux particulier, sous la marque Mercedes-Benz ou Puch en Autriche et en Suisse. Le G-wagen se décline en deux longueurs : 3,95 m (break court et « bâché ») ou 4,40 m (break long et fourgon). Les moteurs, accouplés à une boîte manuelle à quatre rapports, proviennent des berlines W123, en 4-cylindres (230 G et 240 GD) comme en 6 (280 GE et 300 GD). Les teintes verdâtres ou jaunâtres, associées aux inénarrables tissus à carreaux, témoignent des tendances « lourdes » alors en vigueur chez Mercedes…La première commande militaire d’importance survient au pays d’un célèbre pilote Mercedes, l’Argentine, en 1980. A terme, le « G » séduira une quarantaine d’armées ou de forces de l’ordre dans le monde. Les français se souviennent bien entendu du Peugeot P4, hybride entre une caisse de G-wagen bâché court, des moteurs XN1/XD3 de 504/505 et une boîte de vitesses de 604. Produit à partir de 1981, on le reconnaît facilement à ses phares carrés de 104.
Côté tourisme, la presse ne tarit pas d’éloge sur la qualité de fabrication du « G » et surtout sur son aisance en tout terrain où les porte-à-faux quasi nuls, l’empattement court, la grande garde au sol et les blocages de différentiels font merveille. Malgré les essieux rigides et le poids conséquent (1,7 à 1,9 tonne), le comportement routier et le confort se montrent acceptables compte tenu des puissances relativement limitées et des 4×4 plus rudimentaires alors disponibles sur le marché. Cependant, les tarifs très élevés, corollaires d’une fabrication partiellement manuelle, mettent le 280 GE largement au-dessus des 120.000 francs réclamés par le Range Rover 3,5l V8, ses 156 ch dépassant les 125 ch du britannique, celui-ci parvenant toutefois à être aussi rapide, autour des 155 km/h, grâce à son profilage un peu moins catastrophique. De fait, en dépit de son esthétique frustre, le « G » séduit davantage les gentlemen farmers que les agriculteurs, les forestiers ou les collectivités locales. Mercedes sent venir le filon du 4×4 de luxe et lance en septembre 1989 une deuxième ligne de G-wagen plus raffinée, codée « W463 », par opposition au « W461 », nouveau nom donné à partir de 1992 au modèle initial qui poursuit sa carrière pour les professionnels, les collectivités et les forces armées mais que Mercedes ne propose plus aux particuliers que par intermittence. Le « 463 » s’en distingue par sa calandre couleur caisse, ses rétroviseurs épais, ses jantes en alliage mais aussi son couvre-roue de secours métallique et ses enjoliveurs inox s’ajoutant au catalogue-fleuve des options sans quoi une Mercedes ne l’est plus vraiment…
Question technique on monte en gamme : transmission intégrale permanente, pas moins de trois verrouillages de différentiel (inter-pont, avant, arrière : cas unique sur le marché !) systématisation de la boîte automatique, ABS (d’abord optionnel). Idem à l’intérieur : combiné d’instrumentation et volant type W124 (avec airbag à partir de 1994), cuir (optionnel…) sur sièges, volant, sélecteur de vitesses et contre-portes (simili plissé…), décor bois « zébrano » tandis que l’emblématique poignée de maintien face au passager demeure. Les moteurs viennent cette fois-ci de la W124 en 4 (200 et 230 GE), 5 (250 GD) et 6-cylindres (300 GE/GD). La gamme ne compte que des carrosseries de tourisme : break court, break long et même un cabriolet sur châssis court, plus pratique à découvrir que le « bâché » des débuts, d’autant qu’une commande électrique s’ajoute à terme aux équipements. Ce qui fait sans doute des 250 et 300 GD les premiers cabriolets diesel du monde, le 250 GD cumulant ce titre avec celui de veau le plus cher du marché avec 93 ch pour un peu plus de 2 tonnes et plus de 28 secondes de 0 à 100 km/h (mieux qu’une 2CV ?) pour 233 000 et quelques francs. Car bien sûr, les tarifs s’envolent, le 300 GE break long dépassant les 300 000 francs (tout comme le Range Rover Vogue SE, du reste). Mais plus le G-wagen est cher, mieux il se vend, une logique que Mercedes va pousser, on va le voir, jusqu’à la démence…
1993 marque une première étape en ce sens avec le premier Gëlandewagen à V8 essence, le 500 GE, d’abord proposé en série limitée à 500 exemplaires. Il se contente pour l’heure du moteur « M 117 E » à bloc fonte et deux soupapes par cylindre issu de l’ancienne 500 SE W126 et non des dernières W140 et R129. Les quelques 240 ch promettent aux riches propriétaires terriens 180 km/h et 11 secondes de 0 à 100 km/h. Pas si mal pour un engin profilé comme le mur de Berlin et pesant 2430 kg à vide ou 3 tonnes en charge ! D’autant que le couple musclé s’obtient à un régime plus confortable qu’avec le 6-cylindres un poil trop pointu du 300 GE. Proposé uniquement en break long et bleu Améthyste, avec cuir (tout de même !) et enjoliveurs inox de série, le 500 GE s’affiche au tarif démentiel de 674.000 francs, soit 100.000 de plus qu’une E500 et le double du prix d’un 300 GE. Il n’est en effet pas fabriqué directement chez Steyr-Daimler Puch mais sous-traité par le préparateur AMG. Celui-ci peut même déposséder ses clients d’encore plus d’argent avec un 500 GE 6.0 au V8 poussé à 326 ch ! Évidemment, le châssis séparé, les essieux rigides et la direction à boîtier demeurent… Bien que plus connu pour ses bolides de course ou des superberlines aussi subtiles que la 300 E 6.0 The Hammer (voir Youngtimers n°74) AMG n’est pas à son coup d’essai avec le « G ». Il a proposé dès le début des années 1980 toute une gamme de W460 optimisés culminant avec les 280 GE 5.0 et 5.6 Sport. Ce dernier se prévaut d’un V8 M117 de 300 ch à boîte automatique encore inédit en série. La 560 SE/SEL n’apparaîtra en effet au catalogue Mercedes qu’en 1986. Le 5.6 Sport se singularise par des optiques et un faux-radiateur doré (!) de W116, de monstrueux pneus de 345/60 R17, des bandes adhésives des plus distinguées et un intérieur gainé de cuir rouge au choix du client. 5 ou 6 exemplaires auraient été construits…
Le 500 GE atteint, lui, 446 exemplaires produits presque comme prévu. Un beau score et de beaux bénéfices sans doute aussi pour Mercedes compte tenu des fortunes demandées. Il intègre la production régulière de Graz en juillet 1998 sous le nom de G500, selon le nouveau système d’appellation maison. Le V8 est cette fois-ci un M 113 E moderne de presque 300 ch à trois soupapes par cylindre et le prix « de série » descend à un demi million de francs « seulement » en break long. Il devient à terme le « G » le plus vendu, devant la version V8 diesel G400 CDI pourtant très réussie. Au point que les versions 6-cylindres finissent par disparaître en 2006, après les 5 et 4-cylindres au milieu des années 1990. Mieux, avec l’intégration d’AMG au groupe Mercedes, presque toutes les gammes (ou « classe ») dont la G, bénéficient d’une version préparée d’usine. D’où le G55 AMG, présentée en 2001 avec un V8 de 354 ch, des jantes de 18 pouces sur pneus 285/55 et une vitesse maxi limitée à 210 km/h. Suite au montage d’un compresseur, en 2004, la puissance monte encore à 476 ch puis à un demi-millier (!) de chevaux en 2006. Cela aurait pu être le bouquet final d’une évolution des plus pittoresques car le nouveau GL à caisse monocoque et roues indépendantes annonce la relève du vieux guerrier. C’eût été tuer la poule aux œufs d’or vu les marges bénéficiaires probablement considérables générées par cet étonnant véhicule amorti depuis fort longtemps mais vendu à 100.000 euros minimum dans les années 2010. En ce début de XXIème siècle, Mercedes n’a d’ailleurs jamais autant vendu de G-wagen. D’autant que depuis 2001, après plus de 20 ans de production déjà, il est parti à la conquête de l’Amérique et d’Hollywood, à l’image de son compatriote « Swarzie ». Avec un insolent succès ! La course à la puissance et à la démesure se poursuit de plus belle. Elle ne s’arrêtera plus !
A suivre…
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