Au milieu des années 1990, Rolls-Royce Motor Cars n’a pas les moyens de lancer une toute nouvelle voiture mais dévoile une évolution bolidée de son monumental coupé Bentley Continental R. Chef d’œuvre à l’ancienne ou monstre décadent ?
Par Laurent Berreterot
Les spéculations sur l’avenir de Rolls-Royce vont bon train quand la firme de Crewe se raccroche au filon miraculeux des commandes très spéciales pour le sultanat de Brunei (voir Youngtimers n°108). Cela ne suffit pas à financer un tout nouveau modèle ou un nouveau moteur. Chez Rolls, on commence d’ailleurs à discuter avec Mercedes et BMW. Toutefois, l’argent frais permet d’animer la gamme existante alors que deux tiers des ventes se composent désormais de Bentley. De façon très improvisée, à l’ancienne, l’idée d’adapter un des nombreux projets « Brunei » se fait jour. Le choix se porte sur un coupé Bentley Continental R (voir Youngtimers n°65) raccourci de 10 cm au niveau des passagers arrière et produit en deux exemplaires pour le prince Jefri. Le procédé paraît expéditif mais décuple l’allure musclée du mastodonte à la taille pincée. On élargit les arches de roue. On sculpte jupes et moulures de bas de caisse. A bord, la traditionnelle ébénisterie cède partiellement la place à de l’aluminium bouchonné de bolide entre-deux-guerres alors que réapparaît un bouton de démarrage, autant d’anachronismes irrésistibles qui vont faire fureur sur les sportives des années 2000.
Au printemps 1996, le salon de Genève sert de théâtre à ce bolide baptisé Continental T et présenté comme une série limitée sans précision de production. L’éternel V8 6 litres 3/4 à la plage d’utilisation de diesel (zone rouge à 4500 tours !) atteint le cap symbolique des 400 ch à 4000 tr/mn et des 800 Nm de couple entre 2000 et 3450 tr/mn. Ces chiffres vertigineux pour l’époque imposent un sérieux durcissement de la suspension, une monte pneumatique en 285/45 ZR 18 de chez Pirelli et, pour la première fois chez Rolls-Royce, un contrôle électronique de traction. La double sortie d’échappement de la « R » cède la place à une énorme et unique section ovale. Le catalogue annonce moins de six secondes de 0 à 100 km/h et une vitesse de pointe de 249 km/h.
Ceci dit, les qualités sportives des quelques 2 580 kg de muscle britannique laissent la plupart des essayeurs circonspects. Tiff Needle de Top Gear effectue quelques donuts avec la « T » et peste contre sa direction pas du tout informative. A plus de deux millions de francs, elle est moins confortable que la « R », les passagers arrière n’ont plus de place pour leurs jambes et ce n’est toujours pas une Ferrari ni même une Aston Martin. Qu’importe ! La Continental T connaît un impact médiatique considérable pour un constructeur aussi marginal et séduit une clientèle très inhabituelle, allant de Gerhard Berger à Mike Tyson. Elle vaut à Nigel Mansell une suspension de permis de six mois pour excès de vitesse entre Londres et Devon. Dans sa plaidoirie, son avocate explique que la voiture est à ce point silencieuse que Nigel n’a pu se rendre compte de sa vitesse. La demande surpassant l’offre, la Continental T accède au catalogue régulier à la rentrée 1997. Les données chiffrées atteignent les valeurs phénoménales de 420 ch à 4000 tr/mn et de 875 Nm dès 2200 tr/mn.
Côté esthétique, une grille matricée remplace les ailettes verticales du radiateur, comme sur la R et l’Azure. A l’intérieur, les dernières boiseries disparaissent. L’ambiance biton, cuir noir sur aluminium, assure la mise en scène de Grand Prix 1930 dans les brochures. Le bouton de démarrage, initialement positionné entre le sélecteur de vitesses et l’allume-cigare, prend place sur la partie verticale de la console. Le socle chromé du nouveau sélecteur de vitesses, chromé également, mord sur le rebord en cuir. Enfin, la pédale de frein ajourée, que Gaétan Philippe, du Moniteur Automobile compare à un marchepied des chemins de fer belge, concourt symboliquement à l’allègement de la voiture. Le Moniteur mesure une accélération de 6,5 secondes de 0 à 100 et une vitesse maxi de 264 km/h. « Que les choses soient claires, écrit Philippe, si la T n’a rien d’une supersportive, elle s’en tient à en restituer les performances sans trop suggérer d’y toucher… en tous cas bien moins qu’une allemande. Tout simplement parce qu’elle n’en a ni l’allant ni le comportement (…). Rien ne va dans le sens d’une conduite sportive. Même si sur le sec, la Continental T a du grip à revendre (…) Néanmoins, en montagne et à condition de rester coulé, le rythme peur être soutenu. »
A la fin de cette série de Continental, en 2003, 311 à 321 « T » ont vu le jour. Entre-temps, Volkswagen a pris pied pour de bon à Crewe et Bentley, désormais séparé de Rolls-Royce, a fait un bon technologique d’au moins vingt ans en avant. Mais force est de constater que la dernière Continental à dessous de Panamera ne me fait pas le même effet que ce bon vieux morceau de muscle britannique qu’est la « T ». Et que mon choix ne fait aucun doute si j’avais ne serait-ce qu’un centième des moyens du sultan de Brunei…
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